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L’ORAGE était en quelque sorte anormal. Donal ne pouvait trouver d’autre définition… en quelque sorte anormal. C’était le plein été dans les montagnes appelées Hellers et il n’aurait pas dû y avoir de tempêtes, à part les incessantes chutes de neige sur les lointaines hauteurs au-dessus des forêts et les rares et violents orages qui tonnaient dans les vallées, se répercutaient de cime en cime, laissant sur leur passage des arbres abattus et parfois les incendies de leur foudre.

Pourtant, bien que le ciel fût bleu et sans nuages, le tonnerre grondait dans le lointain et l’air même semblait frémir de tension orageuse. Donal était tapi au sommet des remparts, caressant d’un doigt le faucon niché au creux de son bras en fredonnant distraitement un air à l’oiseau nerveux. C’était l’orage, la tension électrique qui effrayait le faucon, il le savait. Jamais il n’aurait dû le sortir aujourd’hui de la volière ; ce serait bien fait pour lui si le vieux fauconnier le battait et, un an plus tôt, il n’aurait sûrement pas hésité. Mais aujourd’hui les choses avaient changé. Donal n’avait que dix ans et déjà sa vie avait connu bien des transformations. Celle-ci était une des plus radicales : en l’espace de quelques lunes le fauconnier, les instructeurs et les palefreniers l’appelaient, non plus « ce vaurien de Donal », avec des bourrages, des pinçons et même des coups, mérités ou non, mais avec un respect tout neuf et obséquieux « le jeune maître Donal ».

Sans aucun doute la vie était à présent plus facile pour lui mais le changement même le mettait mal à l’aise ; car cela ne venait de rien qu’il eût fait. Cela venait de ce que sa mère, Aliciane de Rockraven, partageait maintenant la couche de Don Mikhail, seigneur d’Aldaran, et allait bientôt lui donner un enfant.

Une fois seulement, il y avait longtemps (deux solstices d’été étaient passés depuis) Aliciane avait parlé de ces choses à son fils.

« Écoute-moi bien, Donal, car je ne dirai ceci qu’une fois et jamais plus. La vie n’est pas facile pour une femme sans protection. »

Le père de Donal était mort au cours d’une des petites guerres, qui faisaient rage entre les vassaux des seigneurs des montagnes, avant que Donal pût se souvenir de lui ; ils avaient vécu en parents pauvres chez les uns et chez les autres, Donal portait les vieux habits de ses cousins, montait toujours le cheval le plus mal en point des écuries, traînait sans être remarqué pendant que cousins et parents apprenaient le maniement des armes, et cherchait à s’instruire comme il pouvait en écoutant. « Je pourrais te placer dans un foyer adoptif ; ton père avait de la famille dans ces montagnes et tu grandirais pour prendre du service chez un de ces parents. Mais pour moi, il n’y aurait d’autre choix que d’être servante ou couturière, au mieux musicienne chez des étrangers et je suis trop jeune pour supporter cela. J’ai donc pris du service comme chanteuse de la dame Deonara ; elle est âgée, fragile, elle n’a donné le jour à aucun enfant vivant. On dit que le seigneur d’Aldaran apprécie la beauté chez les femmes. Et je suis belle, Donal. »

Donal avait farouchement serré Aliciane dans ses bras ; certes elle était belle, svelte comme une jeune fille avec des cheveux roux flamboyants et des yeux gris, et paraissait trop jeune pour être la mère d’un garçon de huit ans.

« Ce que je m’apprête à faire, je le fais en partie pour toi, Donal. À cause de cela, ma famille m’a reniée ; ne me condamne pas si ceux qui ne comprennent pas disent du mal de moi. » Au début, il sembla qu’Aliciane avait davantage agi pour le bien de son fils que pour le sien ; la dame Deonara était bonne mais irascible comme tous les malades chroniques et Aliciane avait supporté en silence, et même avec bonne humeur, les propos acerbes de Deonara et l’envie hostile des autres femmes. Mais pour la première fois de sa vie, Donal avait toute une garde-robe faite à ses mesures, un cheval et un faucon à lui, il partageait le précepteur et le maître d’armes des enfants adoptifs et des pages du seigneur d’Aldaran. Cet été-là, la dame Deonara avait mis au monde le dernier d’une longue suite de fils mort-nés et Mikhail, seigneur d’Aldaran, avait pris Aliciane de Rockraven comme barragana en lui jurant que son enfant, garçon ou fille, serait légitimé et héritier de sa lignée, à moins qu’il ait un jour un fils légitime. Elle était la favorite reconnue du seigneur – même Deonara l’aimait et l’avait choisie pour le lit de son seigneur – et Donal partageait ses privilèges. Une fois même le seigneur Mikhail, tout gris et terrifiant, avait fait venir Donal pour lui dire qu’il avait de bons rapports du précepteur et du maître d’armes et il l’avait embrassé tendrement.

« J’aimerais certes que tu sois à moi par le sang, fils adoptif. Si ta mère me donne un tel fils, je serai fort heureux, mon garçon. »

Donal avait bredouillé des remerciements sans avoir encore le courage d’appeler le vieillard « père adoptif ». Malgré son jeune âge, il savait que si sa mère mettait au monde l’unique enfant vivant du seigneur d’Aldaran, fils ou fille, il serait alors le demi-frère de l’héritier du nom. Déjà, le changement de sa situation avait été considérable.

Mais l’orage menaçant… il semblait à Donal de mauvais présage pour la naissance prochaine. Il frissonna ; cela avait été un été de singuliers orages, d’éclairs, de foudre tombant d’un ciel clair, de grondements et de claquements incessants. Sans savoir pourquoi, Donal associait ces orages avec la colère, la colère de son grand-père, le père d’Aliciane et seigneur de Rockraven, quand il avait appris la décision de sa fille. Donal, tapi et oublié dans un coin, avait entendu le seigneur de Rockraven la traiter de garce, de putain et de noms que Donal comprenait encore moins. La voix du vieillard avait été presque couverte, ce jour-là, par le tonnerre et il y avait eu aussi un grondement de foudre rageuse dans la voix de sa mère qui répliqua en criant :

« Que dois-je faire alors, père ? Rester à la maison, ravauder mes chemises, vivre, avec mon fils, de votre honneur mesquin ? Dois-je voir Donal devenir mercenaire, une épée à gages, bêcher votre jardin pour sa pitance ? Vous méprisez l’offre de la dame d’Aldaran…

— Ce n’est pas la dame d’Aldaran que je méprise, tempêta son père, mais ce n’est pas elle que tu serviras et tu le sais aussi bien que moi !

— Avez-vous trouvé meilleure offre pour moi ? Dois-je épouser un forgeron ou un bûcheron ? Mieux vaut être la barragana d’Aldaran que la femme d’un chaudronnier ou d’un chiffonnier ! »

Donal savait qu’il ne pouvait rien espérer de son grand-père. Rockraven n’avait jamais été un domaine riche ni puissant ; et il était encore appauvri parce qu’il y avait quatre fils à élever et trois filles dont Aliciane était la plus jeune. Aliciane avait dit une fois, amèrement, que si un homme n’avait pas de fils c’était une tragédie ; mais s’il en avait trop, c’était encore pire car il devait les voir se battre pour son héritage.

Dernière de ses enfants, Aliciane avait épousé un cadet sans titre, et il s’était amusé, quand un orage faisait rage, à la diriger où il voulait. Il vivrait de charité chez des étrangers.

Maintenant, allongé sur le rempart du château d’Aldaran, observant le ciel sans nuages inexplicablement plein d’éclairs, Donal projetait au loin sa conscience, vers l’extérieur, et pouvait presque voir les traînées d’électricité et le curieux frémissement des champs magnétiques de l’orage dans l’air. Il lui arrivait de pouvoir appeler la foudre ; une fois, il s’était amusé, quand un orage faisait rage à la diriger où il voulait. Il n’en était pas toujours capable et il ne pouvait pas faire cela trop souvent sous peine de tomber malade et de s’affaiblir ; un jour il avait senti à travers sa peau (il ne savait pas comment) que la foudre allait frapper l’arbre sous lequel il s’abritait et il avait en quelque sorte projeté quelque chose qu’il avait en lui, comme si un membre invisible avait saisi la chaîne de forces en explosion pour la lancer ailleurs. La foudre était tombée, en crépitant, sur un buisson voisin, l’avait calciné en un amas de feuilles noircies et un cercle d’herbe brûlée, et Donal s’était effondré, pris de vertige, la vue brouillée. Il avait eu l’impression que sa tête éclatait de douleur et pendant des jours il n’avait pu voir très clair, mais Aliciane l’avait embrassé et complimenté.

« Mon frère Caryl pouvait le faire mais il est mort jeune, avait-elle dit. Il fut un temps où le léroni de Hali essayait de cultiver le contrôle des orages dans notre laran, mais c’était trop dangereux. Je peux voir les forces de la foudre, un peu ; je ne peux pas les manipuler. Fais attention, Donal ; ne te sers de ce don que pour sauver une vie. Je ne voudrais pas que mon fils soit foudroyé par des forces qu’il cherche à contrôler. »

Et Aliciane l’avait encore serré dans ses bras, avec une tendresse inaccoutumée.

Le laran. Les conversations à ce sujet avaient meublé l’enfance de Donal, les dons de pouvoirs extra-sensoriels qui préoccupaient tant les seigneurs des montagnes, oui, et ceux de la plaine aussi. S’il avait eu un don vraiment extraordinaire, la télépathie, le pouvoir d’imposer sa volonté au faucon, au chien courant ou à l’oiseau sentinelle, il aurait été inscrit dans les registres de sélection des léroni, les sorcières qui notaient dans leurs archives l’ascendance de ceux qui avaient dans leurs veines le sang de Hastur et de Cassilda, ancêtres légendaires des Familles Douées. Mais il n’en avait aucun. Simplement le sens de l’orage, un peu ; il sentait quand la foudre ou même les incendies de forêts frappaient, et, un jour, quand il serait plus grand, il prendrait place parmi les guetteurs du feu, et cela l’aiderait à savoir, comme il le percevait déjà, où l’incendie éclaterait. Mais ce n’était qu’un don mineur, peu digne d’être cultivé. Même à Hali, on l’avait abandonné depuis quatre générations et Donal savait, sans trop savoir comment, que c’était une des raisons pour lesquelles la famille de Rockraven n’avait pas prospéré.

Mais cet orage-ci dépassait de loin son pouvoir de divination. En quelque sorte, sans nuages ni pluie, il semblait être centré là, au-dessus du château. Ma mère, pensa-t-il, il a un rapport avec ma mère, et il regretta de ne pouvoir oser courir vers elle, pour s’assurer qu’elle allait bien, tandis que l’orage le terrifiait et qu’il en avait de plus en plus conscience. Mais un garçon de dix ans ne pouvait se précipiter comme un bébé pour s’asseoir sur les genoux de sa mère. Et Aliciane était maintenant lourde et gauche, dans les derniers jours d’attente de la venue de l’enfant du seigneur d’Aldaran ; Donal ne pouvait courir vers elle et lui imposer ses craintes et ses soucis.

Il reprit gravement le faucon et le porta dans l’escalier ; dans une atmosphère si pesante de tonnerre, dans cet orage si étrange et sans précédent, il ne pouvait le lâcher ni le laisser voler. Le ciel était bleu (cela avait l’air d’un bon jour pour faire voler les faucons) mais Donal sentait les courants magnétiques lourds et oppressants, le crépitement de l’électricité dans l’air.

Est-ce la peur de ma mère qui emplit le ciel d’éclairs, comme la colère de mon grand-père jadis ? Soudain, Donal fut pris de panique. Il savait, comme tout le monde, que des femmes mouraient en couches, quelquefois ; il s’était efforcé de ne pas y penser, mais à présent, submergé de terreur pour sa mère, il sentait crépiter sa propre peur dans les éclairs. Jamais il ne s’était senti aussi jeune, aussi impuissant. Il souhaita intensément avoir retrouvé la vie misérable de Rockraven, ou celle de cousin pauvre et dépenaillé dans la forteresse d’un parent éloigné. Frissonnant, il ramena le faucon à la volière, acceptant les reproches du fauconnier avec une telle humilité que le vieil homme le crut malade !

 

Tout au fond des appartements des femmes, Aliciane entendait le grondement constant du tonnerre ; plus vaguement que Donal, elle sentait l’étrangeté de cet orage. Et elle avait peur.

Les Rockraven avaient été éliminés du programme intensif de sélection génétique pour le don du laran ; comme presque tous ceux de sa génération, Aliciane trouvait ce programme scandaleux ; élever l’humanité comme du bétail en vue d’en obtenir les meilleures caractéristiques lui paraissait une tyrannie qu’aucun peuple libre des montagnes ne pourrait plus tolérer.

Cependant, toute sa vie, elle avait entendu parler de gènes mortels, récessifs, de lignées possédant le laran désiré. Comment une femme pouvait-elle porter un enfant sans crainte ? Et pourtant elle attendait la naissance d’un enfant qui pourrait être l’héritier d’Aldaran, en sachant qu’il ne l’avait pas choisie pour sa beauté – tout en étant sûre, sans vanité, que c’était sa beauté qui l’avait attiré – ni pour la voix magnifique qui faisait d’elle la chanteuse de ballades favorite de la dame Deonara, mais parce qu’elle avait mis au monde un fils vivant et fort, doué de laran, qu’elle avait prouvé sa fécondité et qu’elle pouvait survivre à l’accouchement.

Ou plutôt, j’ai survécu une fois. Qu’est-ce que cela prouve, sinon que j’ai eu de la chance ?

Comme pour répondre à sa peur, l’enfant à naître donna un violent coup de pied et Aliciane passa la main sur les cordes de son rryl, la petite harpe qu’elle tenait sur ses genoux, serrant le montant de son autre main et sentant l’effet apaisant des vibrations. En commençant à jouer elle eut conscience de l’agitation des femmes envoyées pour la servir, car la dame Deonara aimait sincèrement sa chanteuse et elle avait dépêché auprès d’elle ses propres infirmières, sages-femmes et servantes les plus habiles pour s’occuper d’elle en ces derniers jours. Et puis Mikhail, seigneur d’Aldaran, entra dans sa chambre ; c’était un homme grand et fort, dans la fleur de l’âge malgré ses cheveux prématurément gris, mais bien plus vieux qu’Aliciane qui n’avait eu que vingt-quatre ans au printemps. Il avait le pas lourd, résonnant dans la pièce paisible, plutôt comme celui d’un homme en armure sur un chemin de ronde ou un champ de bataille que celui d’un homme aux chaussures fines à l’intérieur.

« Joues-tu pour ton propre plaisir, Aliciane ? Je croyais qu’un musicien tirait surtout son plaisir des applaudissements et voici que tu joues pour toi-même et tes femmes, dit-il en souriant et en faisant pivoter une chaise pour s’asseoir à côté d’elle. Comment te sens-tu, mon trésor ?

— Bien mais lasse », répondit-elle en souriant aussi. « C’est un enfant agité et je joue surtout parce que la musique semble produire un effet apaisant. Peut-être parce que la musique me calme, moi, alors l’enfant est calme aussi.

— C’est fort probable », dit-il et comme elle allait poser la harpe, il pria : « Non, chante, Aliciane, si tu n’es pas fatiguée.

— À votre bon plaisir, mon seigneur. »

Elle plaqua quelques accords et chanta d’une voix douce une chanson d’amour des lointaines montagnes :

 

« Où es-tu en ce jour ?

Où erre mon amour ?

Pas sur les hauteurs, pas sur la plage, pas au loin sur l’océan,

Mon amour, où es-tu maintenant ?

Sombre est la nuit et je suis lasse,

Amour, quand cesserai-je de te chercher ?

Des ténèbres au-dessus, au-delà, tout alentour,

Où s’attarde-t-il, mon amour ? »

 

Mikhail se pencha vers elle, passa doucement sa main épaisse sur ses cheveux lustrés.

« Quelle chanson lancinante, murmura-t-il, et si triste. L’amour est donc d’une telle tristesse pour toi, mon Aliciane ?

— Non, certes pas », répondit-elle en feignant une gaieté qu’elle n’éprouvait pas. Les craintes et les interrogations étaient pour les épouses choyées, pas pour une barragana dont la situation dépendait de son pouvoir d’amuser et de réjouir son seigneur par son charme et sa beauté, par ses talents.

« Mais les plus belles chansons d’amour parlent de chagrins d’amour, mon seigneur. Vous plairait-il davantage que je choisisse des chansons de rire et de vaillance ?

— Tout ce que tu chantes me plaît, mon trésor, assura Mikhail avec bonté. Si tu es fatiguée ou affligée, tu n’as pas à feindre la gaieté avec moi, carya. »

Il vit dans les yeux d’Aliciane une expression de méfiance et pensa : Je suis trop sensible ; il serait plaisant de ne jamais avoir trop conscience des pensées des autres. Aliciane m’aime-t-elle vraiment, ou ne chérit-elle que sa position de favorite reconnue ? Et si elle m’aime, est-ce pour moi ou seulement parce que je suis riche et puissant et peux lui apporter la sécurité ? Il fit signe aux femmes qui se retirèrent dans le fond de la longue pièce, le laissant seul avec sa maîtresse, présentes, pour respecter les convenances de l’époque voulant qu’une femme enceinte ne soit jamais laissée sans servantes, mais hors de portée de la voix.

« Je n’ai pas confiance en toutes ces femmes, dit-il.

— Seigneur, Deonara m’aime vraiment, je crois. Elle ne m’enverrait personne qui aurait de l’animosité pour moi ou mon enfant.

— Deonara ? Non, sans doute », murmura-t-il en se souvenant que Deonara était dame d’Aldaran depuis deux fois dix ans et partageait son désir d’héritier ; elle ne pouvait même plus lui promettre l’espoir d’en avoir un ; elle avait accueilli avec joie la nouvelle qu’il avait pris Aliciane, qui était une de ses propres favorites, dans son lit et dans son cœur. « Mais j’ai des ennemis qui ne sont pas de cette maison, et il est bien trop facile d’introduire un espion doué de laran, capable de transmettre tout ce qui se fait dans ma maison à quelqu’un qui me veut du mal. J’ai des parents qui iraient loin pour empêcher la naissance d’un héritier vivant de ma lignée. Je ne m’étonne pas de te voir si pâle, mon trésor ; il est difficile d’imaginer tant de méchanceté, que l’on puisse faire du mal à un petit enfant, et pourtant, je n’ai jamais été tout à fait sûr que Deonara n’ait pas été victime de quelqu’un qui ait tué les enfants dans son sein. Ce n’est pas difficile ; le plus petit talent, avec la matrice ou le laran, peut rompre le lien fragile d’un enfant avec la vie.

— Celui qui vous voudrait du mal, Mikhail, saurait que vous m’avez promis que mon enfant serait légitimé et aurait tourné son art mauvais contre moi, dit Aliciane pour l’apaiser. Cependant, j’ai porté cet enfant sans peine. Vos craintes sont vaines, mon cher amour.

— Les dieux veuillent que tu aies raison ! Toutefois, j’ai des ennemis qui ne reculeraient devant rien. Avant la naissance de ton enfant, je ferai venir une léronis pour les sonder ; je ne veux d’aucune femme à tes couches qui ne puisse jurer sous le charme de vérité qu’elle te veut du bien. Un vœu mauvais peut briser la lutte pour la vie d’un nouveau-né.

— Un tel pouvoir de laran est sûrement rare, mon très cher seigneur.

— Pas aussi rare que je le voudrais. Ces derniers temps, il m’est venu de singulières pensées. Je crois que ces dons sont une arme à double tranchant ; moi qui ai employé la sorcellerie pour projeter le feu et le chaos sur mes ennemis, je sens aujourd’hui qu’ils ont aussi la force de me les renvoyer. Quand j’étais jeune, je pensais que le laran était un don des dieux ; ils m’avaient désigné pour régner sur cette terre et doué de laran pour renforcer mon règne. Mais en vieillissant, je trouve que c’est une malédiction, pas un don.

— Vous n’êtes pas si vieux, mon seigneur, et certainement personne ne vous disputerait maintenant le pouvoir !

— Personne qui oserait le faire ouvertement, Aliciane. Mais je suis seul parmi deux qui me guettent et attendent que je meure sans enfants. J’ai des os charnus à ronger… que tous les dieux fassent que ton enfant soit un fils, carya. »

Aliciane tremblait. « Et s’il ne l’est pas… ah ! mon cher seigneur…

— Eh bien alors, trésor, tu m’en feras un autre, dit-il avec douceur, mais même si tu n’as pas de fils, j’aurai une fille qui aura mon domaine pour dot et qui m’apportera les alliances fortes dont j’ai besoin ; même une fille renforcera ma position. Et ton propre fils sera frère utérin et protecteur, un bouclier et un bras fort dans les ennuis. J’aime sincèrement ton fils, Aliciane.

— Je sais. »

Elle se demanda comment elle avait pu être prise à ce piège…, découvrir qu’elle aimait l’homme qu’elle avait simplement voulu, au début, séduire par les appâts de sa voix et de sa beauté. Mikhail était bon et honorable, il l’avait courtisée alors qu’il aurait pu la prendre par droit de cuissage, il lui avait assuré, sans qu’elle le demande, que même si elle ne pouvait lui donner un fils, l’avenir de Donal serait sûr. Elle se sentait en sécurité avec lui, elle en était venue à l’aimer et maintenant elle avait aussi peur pour lui.

Prise à mon propre piège !

Elle dit, presque en riant : « Je n’ai pas besoin de telles assurances, mon seigneur. Je n’ai jamais douté de vous. »

Il sourit en acceptant cela, la grâce d’une télépathe.

« Mais les femmes sont craintives dans ces moments-là et il est certain maintenant que Deonara ne me donnera pas d’enfant, même si je lui demandais après tant de tragédies. Sais-tu ce que c’est, Aliciane, de voir des enfants que l’on a désirés, souhaités, aimés même, avant qu’ils soient nés, de les voir mourir sans avoir respiré ? Je n’étais pas amoureux de Deonara quand nous nous sommes mariés ; je n’avais jamais vu son visage car nous étions donnés l’un à l’autre pour des raisons d’alliances de familles ; mais nous avons enduré ensemble beaucoup d’épreuves et, même si cela peut te paraître étrange, mon enfant, l’amour peut naître du chagrin partagé autant que du bonheur partagé, dit-il la figure sombre. Je t’aime, carya mea, mais ce n’est ni pour ta beauté ni même pour la splendeur de ta voix que je t’ai recherchée. Savais-tu que Deonara n’a pas été ma première femme ?

— Non, mon seigneur.

— Je me suis d’abord marié quand j’étais très jeune ; Clariza Leynier m’a donné deux fils et une fille, tous sains et forts… Il est dur de perdre des enfants à la naissance mais plus dur encore de perdre des fils et une fille qui ont presque atteint la maturité. Et pourtant je les ai perdus, l’un après l’autre, dans leur adolescence. Je les ai perdus tous les trois, à la descente du laran ; ils sont morts dans des crises et des convulsions, tous, de ce fléau de notre peuple. J’étais moi-même près de mourir de désespoir.

— Mon frère Caryl est mort aussi, souffla Aliciane.

— Je sais. Mais c’était le seul de ta famille et ton père avait de nombreux fils et filles. Tu m’as dit toi-même que ton laran n’est pas venu à l’adolescence, pour faire des ravages dans le corps et l’esprit, mais qu’il s’est lentement développé depuis le berceau, comme pour beaucoup de gens de Rockraven. Et je puis voir que c’est une dominante de ta lignée car Donal a dix ans à peine et bien que je ne pense pas que son laran soit encore pleinement développé, il en a tout de même beaucoup ; au moins, il ne risque pas de mourir sur le seuil. Je sais que je n’ai rien à craindre pour tes enfants, au moins. Deonara aussi venait d’une lignée au laran précoce, mais aucun des enfants qu’elle a portés n’a vécu assez longtemps pour que nous sachions s’ils étaient doués de laran ou non. »

Le visage d’Aliciane se convulsa de douleur et il lui enlaça tendrement les épaules.

« Qu’as-tu, ma chérie ?

— Toute ma vie, j’ai ressenti de la répulsion pour cela…, élever des hommes comme du bétail !

— L’homme est le seul animal qui ne pense pas à améliorer sa race, dit farouchement Mikhail. Nous contrôlons le temps, nous construisons des châteaux et des routes avec la force de notre laran, nous explorons des dons de l’esprit de plus en plus grands, ne devrions-nous pas chercher à nous améliorer nous-mêmes, aussi bien que notre monde et notre environnement ? (Son visage s’adoucit alors.) Mais je comprends qu’une femme aussi jeune que toi ne pense pas en termes de générations, de siècles ; quand on est jeune, on ne pense qu’à soi-même et aux enfants mais, à mon âge, il est naturel de songer à tous ceux qui nous succéderont quand nous et nos enfants aurons disparu depuis plusieurs siècles. Mais ces choses-là ne sont pas pour toi, à moins que tu veuilles y réfléchir ; pense à notre enfant, tendre amour, et au moment proche où nous la tiendrons dans nos bras. Aliciane eut un mouvement de recul et murmura :

« Ainsi, vous savez que c’est une fille que je porte… Vous n’êtes pas fâché ?

— Je t’ai dit que je ne le serais pas ; si je me désole, c’est uniquement parce que tu n’as pas eu suffisamment confiance en moi pour me le dire dès que tu l’as su », répondit Mikhail mais avec tant de douceur que ce n’était guère un reproche. Allons, Aliciane, oublie tes craintes ; si tu ne me donnes pas de fils, tu m’auras au moins donné un fils adoptif robuste et ta fille sera une grande force qui m’amènera un gendre. Et notre fille aura le laran. »

Aliciane sourit et lui rendit son baiser ; mais elle était encore tendue et pleine d’appréhension, en écoutant le lointain grondement de l’insolite tonnerre d’été, qui semblait s’enfler et refluer avec les vagues de sa peur. Se pourrait-il que Donal ait peur de ce que signifiera pour lui cet enfant ? se demanda-t-elle et elle regretta passionnément de ne pas avoir le don de précognition, le laran du clan Aldaran, afin de savoir que tout irait bien.

Reine des orages
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